Les Provinciales, Blaise Pascal, 1657 - Extrait

Les Provinciales sont un ensemble de dix-huit lettres, en partie fictives, écrites par Blaise Pascal et publiées initialement sous un pseudonyme. L’objectif premier de Pascal est de défendre le théologien janséniste Antoine Arnauld auquel la Sorbonne intente un procès suite à la publication de plusieurs libelles défendant la doctrine janséniste. Suite à sa condamnation, les lettres de Pascal ont une visée critique vis-à-vis des jésuites, fidèles opposants des jansénistes au sein de l’Église catholique.

LETTRE I

Pour la question de droit, elle semble bien plus considérable, en ce qu'elle touche la foi […]. Il s'agit d'examiner ce que M. Arnauld a dit dans la même lettre : Que la grâce1, sans laquelle on ne peut rien, a manqué à saint Pierre, dans sa chute2. Sur quoi nous pensions, vous et moi, qu'il était question d'examiner les plus grands principes de la grâce ; comme si elle n'est pas donnée à tous les hommes, ou bien si elle est efficace ; mais nous étions bien trompés.

Pour savoir la chose au vrai, je vis M. N., docteur de Navarre, qui demeure près de chez moi, qui est, comme vous le savez, des plus zélés contre les Jansénistes ; et comme ma curiosité me rendait presque aussi ardent que lui, je lui demandai d'abord s'ils ne décideraient pas formellement que la grâce est donnée à tous, afin qu'on n'agitât plus ce doute. Mais il me rebuta rudement et me dit que ce n'était pas là le point ; qu'il y en avait de ceux de son côté qui tenaient que la grâce n'est pas donnée à tous ; que les examinateurs mêmes avaient dit en pleine Sorbonne que cette opinion est problématique, et qu'il était lui-même dans ce sentiment : ce qu'il me confirma par ce passage, qu'il dit être célèbre, de saint Augustin3 : Nous savons que la grâce n'est pas donnée à tous les hommes.

Je lui fis excuse d'avoir mal pris son sentiment et le priai de me dire s'ils ne condamneraient donc pas au moins cette autre opinion des Jansénistes qui fait tant de bruit, que la grâce est efficace, et qu'elle détermine notre volonté à faire le bien. Mais je ne fus pas plus heureux en cette seconde question. Vous n'y entendez rien, me dit-il. Ce n'est pas là une hérésie4 ; c'est une opinion orthodoxe5 : tous les Thomistes6 la tiennent ; et moi-même je l'ai soutenue dans ma Sorbonique.

Je n'osai plus lui proposer mes doutes ; et je ne savais plus où était la difficulté, quand, pour m'en éclaircir, je le suppliai de me dire en quoi consistait donc l'hérésie de la proposition de M. Arnauld. C'est, me dit-il, en ce qu'il ne reconnaît pas que les justes aient le pouvoir d'accomplir les commandements de Dieu en la manière que nous l'entendons.

Blaise Pascal, Les Provinciales, 1657

1. La grâce : dans le christianisme, la grâce est une aide accordée par Dieu aux êtres humains pour leur permettre d’accéder au Salut et éviter la damnation lors du Jugement dernier. 2. Chute (de saint Pierre) : après l’arrestation et la mort de Jésus, l’apôtre Pierre ayant peur de risquer lui aussi la mort, nie trois fois avoir eu une relation avec celui-ci. 3. Saint Augustin : saint Augustin ou Augustin d’Hippone est un philosophe, théologien, évêque chrétien et l’un des quatre Pères de l’Église. La doctrine de saint Augustin sur la grâce est reprise par les jansénistes. 4. Hérésie : doctrine ou idée considérée comme fausse par l’Église et donc condamnée. 5. Orthodoxe : conforme à la doctrine d’une religion. 6.  Thomistes : membres du thomisme, école de pensée théologique inspirée de l’œuvre de Thomas d’Aquin.

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